La spiritualité en médecine familiale: y aurait-elle une place ?

Texte de réflexion écrit en 2008 par Marianne Lemay, résidente 2 en médecine familiale.

adult, ambulance, background-4402808.jpg  Au cours de ma résidence en médecine familiale, j’ai songé à maintes reprises à un sujet ayant particulièrement retenu mon attention : la place de la spiritualité en médecine familiale. Le souci animant ma réflexion est celui d’assurer une prise en charge globale de mes patients grâce à une pratique en constante amélioration. Mais d’abord, un mot sur ce que signifie la spiritualité pour moi. Je dirais simplement qu’elle est le fruit d’une relation de confiance entre l’être humain et un Être supérieur, relation suscitée par le besoin de trouver un sens à la vie. Mon cheminement a soulevé la question suivante : la spiritualité pourrait-elle devenir un outil utile dans la prise en charge d’un patient en médecine familiale ? Un tour d’horizon historique, puis quelques-unes de mes expériences cliniques, et enfin un survol de ce que j’ai retrouvé au sein de la littérature scientifique seront les éléments principaux du texte qui suit.

Pour mieux apprécier les différentes pratiques médicales au cours des siècles, il m’apparaît intéressant de prendre du recul afin de les comparer aux mouvements de société. D’hier à aujourd’hui, elles semblent être à la merci des courants de pensée, oscillant de part et d’autre sans pouvoir trouver un équilibre stable. Je me souviens de nos cours d’histoire de la médecine : on ne pouvait s’empêcher de sourire devant tant de pratiques plus ou moins contradictoires. Initialement, la souffrance et la maladie étaient le fruit de l’influence de l’esprit du diable. Avec les Égyptiens, le diagnostic de certaines maladies et leurs traitements commencèrent à être élaborés. Plus tard, Hippocrate et Galien, malgré leurs efforts louables pour trouver des explications plus tangibles grâce à l’expérimentation et à la dissection, aboutirent tout de même à des théories qui semblent de nos jours fort étranges et que j’ai trouvées, il faut l’avouer, très amusantes lorsque j’étais étudiante – particulièrement celle des humeurs cardinales. Cependant, les traitements associés, entre autres les purgatifs et les vomitifs, m’ont semblé un peu moins rigolos !

L’ère du Moyen Âge suivit, avec sa noirceur que l’on connaît. L’Église exerçait la plus grande influence à tous les niveaux : politique, économique, social, et bien sûr religieux. L’oppression qui sévissait à cette époque de ténèbres se fit sentir jusque dans la médecine. Expérimentations et dissections devinrent sévèrement réprimées. On se mit à valoriser les soins estimés nécessaires à l’âme au détriment de la santé physique. Pour empirer les choses, la souffrance et la maladie furent élevées au rang d’outils dont se servait Dieu pour épurer l’âme. Cependant, grâce à Ambroise Paré et à ses collègues, la chirurgie fit malgré tout quelques avancées.

Après quelques centaines d’années, on constate dans l’histoire tout un mouvement révolutionnaire : plusieurs osent remettre en question le pouvoir religieux. On assiste simultanément à l’explosion de la connaissance scientifique. Hélas, se pratiquent encore les traitements tels que la purge, la saignée (souvenons-nous des célèbres mots des maîtres de cette époque : saignare, purgare et slyterium donare). Et qui pourrait oublier la célèbre pièce « Le malade imaginaire » de Molière, où l’auteur se plaît à décrire de façon, ô combien cynique, de telles pratiques ? Jusqu’à aujourd’hui, les avancées scientifiques ont été remarquables, de sorte que la santé de plusieurs populations s’est grandement améliorée. La science est devenue la clé expliquant bien des mystères. Les sociétés mettent de plus en plus de côté, voire abolissent pour certaines, l’aspect religieux qui avait été imposé pendant tant d’années. Les gens ont donc des ressources personnelles différentes de celles de leurs ancêtres. Mais avec le temps,  il devient plus évident pour certains au sein du corps médical que bien que la science et sa rigueur soient de la plus haute importance pour l’avancée des soins médicaux, la prise en charge globale d’un patient ne peut se limiter qu’aux soins de la santé physique. Il devient clair que la maladie physique peut altérer la santé mentale, que les problèmes de santé mentale affectent également la santé physique, et que l’environnement social dans lequel vit une personne peut l’influencer de façon positive ou négative. Ainsi, le modèle bio-psycho-social est développé, et l’approche médicale globale, centrée sur le patient, prime de plus en plus dans la prise en charge. Ces nouvelles visions semblent très pertinentes, car elles tentent de rassembler les différents aspects reconnus chez un être humain afin de répondre aux besoins des patients de façon plus globale et satisfaisante. Mais une question demeure : ces visions, aussi respectables et révolutionnaires soient-elles, seraient-elles perfectibles ? Certaines lacunes s’y seraient-elles infiltrées ? En d’autres termes, existe-t-il une facette à ajouter afin d’assurer une prise en charge plus globale de nos patients en médecine familiale ?

Au cours de ma courte pratique, j’ai pu observer certaines situations cliniques qui m’ont fait réfléchir. Commençons par l’expérience que j’ai eue aux soins palliatifs. Lors de ma première journée de stage, j’ai eu à évaluer deux patientes du même âge, toutes les deux en phase terminale d’une néoplasie du système digestif. Toutes deux étaient veuves, mères, avaient fait leur vie dans la même ville et jouissaient d’un statut socio-économique similaire. Elles sont arrivées à peu près en même temps dans une maison pour les patients en phase terminale. La première que j’ai rencontrée m’a rapidement impressionnée : souriante, heureuse, elle appréciait pleinement toutes les petites choses de la vie, comme le soleil, le peu de nourriture qu’elle était encore capable d’avaler, et la visite du personnel et de sa famille à sa chambre. Avec passion, elle a partagé avec moi un résumé de sa vie, son implication en tant que bénévole et son engagement dans sa communauté de foi. Qui aurait cru que, quelques jours plus tard, elle rendrait son dernier soupir ? J’ai tenté de découvrir le secret d’une telle résilience. Il ne m’a pas fallu longtemps pour conclure que cette patiente avait appris au cours de sa vie à faire confiance à Dieu. Elle le disait clairement : « Demain, le bon Dieu s’en occupera, tout comme il l’a toujours fait par le passé. »

Ma deuxième patiente m’a fait vivre un sentiment tout à fait différent. Tout comme la première, elle était parfaitement consciente de sa situation de santé, mais elle vivait dans une angoisse profonde, redoutant ce qui l’attendait : « Docteur, j’ai peur… peur de ce qui arrivera demain ». Forte de ma première expérience, je lui ai demandé si elle était croyante. Elle m’a répondu par l’affirmative. Mais quand j’ai tenté de lui partager la possibilité d’utiliser la confiance en Dieu pour traverser son épreuve, elle n’a pas su comment le faire… L’avait-elle seulement déjà su ?

Les expériences se sont accumulées les unes après les autres. Je ne pourrai jamais oublier l’histoire d’une patiente suivie dans un des CLSC où j’ai fait un stage. Elle souffrait d’obésité morbide, d’hypertension artérielle et de diabète – un cher trio que l’on retrouve si souvent. Malgré la prise en charge multidisciplinaire, l’échec de tous nos efforts se concrétisait à chaque visite. La patiente a subi une chirurgie bariatrique, a bien sûr réussi à perdre du poids ; mais après quelques mois, exaspérée par les restrictions occasionnées par la chirurgie, a demandé de se faire débrocher l’estomac. Ainsi fut fait… et elle reprit son poids. Son cas poursuivit sa dégringolade et elle fut bientôt incapable de sortir de chez elle, sa grosseur ne lui permettant pas d’utiliser le transport en commun… Elle avait de plus en plus de peine à se déplacer, son diabète allait de mal en pis, de même que son moral. Après quelque temps, elle a redemandé la chirurgie bariatrique, qui lui a été refusée, cette fois… Et miracle : notre patiente s’est mise à faire du bénévolat et à s’impliquer dans une cuisine collective ; elle s’est jointe à une communauté chrétienne, le tout ayant été rendu possible grâce aux efforts de  la travailleuse sociale qui lui a trouvé un transport adapté. Résultat : la faim s’est envolée, les kilos se sont mis à fondre et elle a retrouvé le moral.

Le sentiment de vide intérieur qui pousse un individu à boire, l’ennui qui donne l’appétit à un autre… Quel médecin n’a jamais entendu de tels récits ? La communauté médicale a bien mis sur pied plusieurs stratégies pour contrer les effets secondaires des mauvaises habitudes de vie, mais rendons-nous au patient un service aussi bon que nous croyons lui offrir ? En d’autres termes, en quoi avons-nous rendu service en offrant initialement la chirurgie bariatrique dans le cas décrit plus haut, alors que la prise en charge de la spiritualité et des besoins d’interactions sociales s’est avérée être le seul traitement efficace ?

Des études de plus en plus nombreuses nous démontrent que la spiritualité joue un rôle significatif dans la santé des gens, tel que mentionné dans le Journal of Nursing Administration. Au sein de la littérature actuelle, la spiritualité peut prendre diverses formes. Cette dernière est associée à la découverte d’un sens et d’un but à la vie, à la transcendance au-delà du corps physique, à l’expérience du sentiment de connexion avec soi-même, les autres, la nature, la littérature, et/ou à une puissance supérieure à soi-même. En général, la spiritualité revêt un plus grand sens lors de l’expérience de maladies chroniques ou mortelles, et comme il l’est décrit dans Archives of Internal Medicine, les médecins abordent le sujet avec leurs patients surtout dans les contextes où la mort est à la porte. On retrouve davantage de documentation associant spiritualité et oncologie. Des études quantitatives ont démontré que chez les communautés hispaniques et afro-américaines, la spiritualité est un thème central dans l’ajustement face à la maladie. En plus d’atténuer les symptômes physiques, la spiritualité améliore la santé psychologique et sociale. Il est intéressant de noter que ce n’est pas seulement lors des situations plus difficiles, comme faire face à la mort, que les patients peuvent bénéficier de la spiritualité. Les résultats d’une recherche toute récente faite au département de psychologie de l’University of British Columbia, publiés au début de l’année 2008 dans le University of British Columbia Report, montrent que la spiritualité compte pour une portion significative du bonheur chez les enfants, et ceci indépendamment de leur sexe, de leur statut socio-économique et de leur milieu scolaire. Cela porte à penser que nos patients seraient avantagés d’accorder plus d’importance à leur spiritualité avant d’arriver aux moments critiques de leur vie.

Quant à la communauté médicale, peu de médecins se sentent à l’aise d’aborder la spiritualité avec leurs patients, par manque de temps ou de formation, entre autres, selon ce que décrit le South Medical Journal. Certains articles, dont un ayant paru dans le Journal of Family Practice, laissent également entendre que la croissance spirituelle personnelle de l’intervenant a une part à jouer dans la qualité de la prise en charge de l’aspect spirituel du patient. Or, la formation médicale offre très peu à ce niveau. En outre, on peut être porté à croire que ceci n’est pas le travail du médecin, que d’autres intervenants sont plus qualifiés que nous. Mais n’en est-il pas de même pour l’aspect psychologique du patient ? Le modèle bio-psycho-social n’avait-il pas pour but de nous rendre plus à l’affût de la composante psychique et de nous faire chercher de la formation en conséquence ? Un autre obstacle qui se dresse devant nous résulte probablement de l’extrémisme religieux ayant eu lieu par le passé et qui ressurgit depuis quelques années. Auparavant, la religion s’était donnée pour mission de répondre à tous les besoins vitaux. Par la suite, la science a pris cette place. L’allusion à quoi que ce soit de spirituel ou de surnaturel est devenu facilement perçu comme un signe de faiblesse ou de manque de connaissance scientifique. J’estime qu’il est délicat de tirer de telles conclusions face à une évidence grandissante d’un aspect devenu méconnu de l’être humain : la spiritualité. Sans vouloir soutenir une position extrême, je crois que la médecine familiale aurait avantage à voir le patient comme un être composé de quatre aspects, soit physique, psychique, social et spirituel, puis à améliorer les modèles de prise en charge existants de façon conséquente, particulièrement dans un contexte social valorisant la science au détriment de la spiritualité de l’individu.

Mais comment y arriver ? N’irions-nous pas à l’encontre d’un mouvement social actuel ? Tous les types de spiritualité, tels qu’ils sont énumérés dans la littérature, sont-ils aussi valables les uns que les autres ? Il reste bien sûr beaucoup à réfléchir, à étudier, à comprendre… Mais déjà, l’intégration d’un volet d’enseignement sur la spiritualité au sein de la formation en médecine familiale semblerait une avenue valable. Par ailleurs, les recherches continuent. Dans cette optique, Dre Sharon Hatcher, de l’Université de Sherbrooke, a décidé de consacrer un an de recherche sur ce sujet. Et nous, quelle pourrait être notre implication ?

RÉFÉRENCES
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  • Mortensen B. What makes kids happy? UBC Reports 2008;54(2). Accessible à : http://www.publicaffairs.ubc.ca/ubcreports/2008/08feb07/happykids.html. Accédé le 15 avril 2008.
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